CHAPITRE VII

 

 

 

D’humeur morose, An’desha regardait par la fenêtre. Le soleil de la fin d’après-midi filtrait à travers les branches des arbres qui entouraient l’ekele de Flammechant.

Ah, le silence, quel don du ciel… Mais il était loin d’en profiter. Le jardin intérieur résonnait de rires et de conversations qui couvraient les clapotis et les murmures de la cascade et des fontaines.

Le jeune homme était assis sur le rebord de pierre, à une extrémité du bassin chaud, et il faisait un gros effort pour ne pas montrer son mécontentement. Mais il n’arrivait pas à étouffer son amertume, et il n’était pas sûr d’en avoir envie ! Flammechant ne lui avait pas demandé son avis. Il ne l’avait même pas averti de la venue de visiteurs – qu’il n’avait pour la plupart jamais vus. Un manque d’égards frappant… et An’desha ne se sentait pas dhumeur à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Cet endroit était son refuge… Alors pourquoi Flammechant y avait- il amené la moitié de Valdemar ?

Enfin, peut « ne pas vraiment la moitié, mais c’était l’impression que ça donnait. Le petit jardin semblait surpeuplé. La paix fragile qu’il y avait entretenue était brisée.

An’desha n’avait pas eu une très bonne journée. Non que tout soit allé de travers, mais rien ne s’était passé comme il l’avait voulu. Flammechant lui répétait sans cesse qu’il avait besoin de sortir et de rencontrer des gens. Il avait donc serré les dents et fait une tentative, espérant s’attirer l’approbation de l’Adepte – et pouvoir lui rapporter son succès, aussi minime soit-il.

Quelques jours plus tôt, il avait proposé d’aider un groupe d’aspirants en gris, rouille et bleu à apprendre le shin’a’in. Leur professeur avait accepté avec joie. La première leçon avait eu lieu le matin même. An’desha s’était dit qu’il devrait parler un peu à la fin des cours.

La leçon s’était très bien passée. Mais après leur avoir suggéré de l’interroger librement, An’desha avait dû prendre la fuite au bout de quelques minutes. Ces Valdemariens étaient simplement trop bizarres, sans rien en commun avec les Shin’a’in de son clan. Curieux et avides de tout savoir, ils lui avaient posé des questions impertinentes et terriblement indiscrètes. Bien sûr, ils n’avaient peut-être pas conscience d’avoir osé demander cela, leur shin’a’in étant peut-être plus balbutiant qu’il n’y paraissait. Mais pourquoi toutes ces questions au sujet de Flammechant ? Et que diable pouvait être un « cercle d’accouplement tayledras » ?

L’impolitesse était une chose, mais il les avait également trouvés superficiels – ce que leurs questions tendaient à démontrer. A ses yeux, ils ne se préoccupaient que d’eux-mêmes et de trivialités. Il leur en avait voulu d’être si cavaliers et insouciants, puis avait été choqué de la colère qu’il éprouvait à les voir se conduire comme des enfants.

Un jeune shin’a’in était considéré comme un adulte après avoir réussi à monter le cheval qu’il élevait et à survivre seul une semaine dans les Plaines. Certains y arrivaient parfois dès l’âge de neuf ans. Mais ces Valdemariens élevés dans des villes n’avaient pas la même maturité. Des enfants ! Ou plus précisément, car ils n’étaient pas beaucoup plus jeunes que lui – en apparence –, des enfants protégés. Il avait cru comprendre que la majorité n’avait pas été touchée par la guerre. Et aucun ne pouvait imaginer, même dans ses pires cauchemars, le genre d’horreurs qu’il avait vécues. Mais comment pouvait-il leur en vouloir d’être ce qu’ils étaient ?

Cela dit, ils n’avaient rien en commun avec lui, si différents qu’ils auraient tout aussi bien pu être des griffons ou des kyrees. A ce propos, An’desha se sentait plus proche de Rris que d’eux ! Au moins, il comprenait pourquoi le kyree posait toutes ces questions : en bon historien, il désirait connaître les faits, plus les raisonnements et les sentiments qui y avaient conduit.

Ces enfants n’avaient pas la même excuse pour se montrer si curieux.

Confus et bouleversé, An’desha s’était réfugié dans le seul endroit où il pensait être en sécurité et trouver la tranquillité… Tout ça pour découvrir que Flammechant l’avait exposé à une invasion d’amis – prévue sans l’avoir consulté.

D’accord, il n’y avait qu’une demi-douzaine d’intrus, mais ils semblaient être trois fois plus nombreux. Et ils l’avaient à peine salué avant de traverser son jardin et de plonger dans son bassin d’eau chaude. Il aurait pu se réfugier en haut, mais Flammechant aurait voulu savoir pourquoi, et il aurait probablement été agacé qu’il n’essaie pas d’être poli et sociable.

Il était donc resté, très vite exclu de la conversation parce qu’il ignorait de quoi parlaient ces gens.

A sa droite se tenaient Elspeth et Ventnoir – au moins, ceux-là, il les connaissait. Le Héraut Elspeth était la fille de la reine et elle possédait une créature appelée un « Compagnon », qui ressemblait à un cheval et communiquait par l’esprit. Mince et vibrante de vie, la jeune femme avait des cheveux désormais plus blancs que noirs et des yeux bleu gris, à force de manipuler l’énergie de la Pierre-Cœur située sous le Palais. Elle était unique en son genre : à la fois forte et belle, et pleine de confiance en elle – d’aucuns auraient dit têtue. Ventnoir était un Frère du Faucon et un Adepte – mais inférieur à Flammechant. Il avait les traits de rapaces caractéristiques de son peuple, plus les cheveux argentés et les yeux bleus que les Tayledras gagnaient à force de côtoyer les Pierres-Cœurs de leurs Vallées. Elspeth et Ventnoir avaient connu Flammechant bien avant qu’An’desha ne fasse son apparition dans leurs vies. Le Shin’a’in supposait qu’il avait été leur professeur.

Plus loin, dans l’eau jusqu’au cou, s’ébattaient une femme blonde qu’ils appelaient « Kero » et un homme dont il n’avait pas bien saisi le nom. Quelque chose comme « elder », mais ça n’était sans doute pas ça. Ces deux-là étaient plus âgés, mais An’desha n’aurait pas voulu les affronter en combat singulier. Leur musculature et leur façon de bouger indiquaient qu’ils étaient bien plus dangereux qu’ils n’en avaient l’air. Avant d’entrer dans le bassin, l’homme s’était débarrassé d’un uniforme blanc – celui des Hérauts. La femme était vêtue de cuir noir. Pourtant, comme Elspeth, ils possédaient tous les deux des créatures-esprits.

A côté d’eux, Flammechant jouait les hôtes attentionnés. Près de lui se tenaient l’ambassadrice shin’a’in et un mage que connaissait « Kero » et qui semblait avoir beaucoup de sang shin’a’in. Ce dernier était un peu plus jeune que la femme blonde. Mais s’il avait les cheveux noirs et la peau dorée des Hommes des Plaines, il arborait aussi des yeux émeraude. De plus, c’était un mage, ce qu’aucun Shin’a’in ne pouvait devenir, à moins d’être un chamane. Il semblait parfaitement à l’aise – bien plus qu’An’desha, qui vivait pourtant ici.

Ce n’était pas un groupe important – six personnes, huit en comptant Flammechant et lui – mais tous les invités avaient une si forte personnalité qu’An’desha se sentait rabaissé et ignoré. Ils bavardaient comme de vieux amis – ce qu’ils étaient sans doute – oubliant qu’il ne les connaissait pas très bien, sinon pas du tout.

Cette invasion, à la fin d’une très mauvaise journée, lui donnait envie de se comporter comme un enfant. Il voulait être seul avec Flammechant – même s’il lui était difficile de gérer ses sentiments pour le mage, celui-ci le comprenait. Flammechant lui chercherait des excuses et l’aiderait à trouver des réponses ! An’desha voulait entendre la musique de la cascade, pas le brouhaha des conversations. Ou s’il fallait qu’il y en ait une, il désirait que ce soit entre Flammechant et lui, au sujet de ses difficultés avec ces Valdemariens si indiscrets.

Ils étaient bien gentils, mais ils adoraient fouiner.

An’desha aurait volontiers dit qu’il voulait rentrer chez lui, mais il n’avait pas de chez lui, l’ekele étant ce qui s’en rapprochait le plus. Et voilà que ces étrangers venaient de lui prouver qu’il n’était pas chez lui…

Il ne voulait pas partager Flammechant, ni cet endroit, avec un groupe d’envahisseurs qui riaient et s’éclaboussaient. Ils conversaient en trois langues, dont il ne comprenait que deux – son shin’a’in natal et le tayledras –, à propos de gens et de situations qu’il ne connaissait pas.

Mais ce n’était pas tout. Quelque chose, dans cette assemblée, lui mettait les nerfs à vif. Un élément intangible qui n’avait rien à voir avec l’invasion de son intimité. Il sentait une sorte de frénésie fiévreuse dans leurs conversations, mais sans parvenir à en deviner la cause. En parlant fort, ils occultaient ce qui les dérangeait.

Et comme si tout ça ne suffisait pas, il devenait de plus en plus évident que Flammechant flirtait avec Ventnoir. Et devant tout le monde, en plus !

Flammechant essayait-il de l’humilier ?

An’desha sortit de l’eau. Il prit une serviette et commença à se sécher, ignoré par leurs visiteurs, et même par Flammechant, tout à son flirt avec Ventnoir.

O dieux… Comment avait-il pu ignorer que cela se terminerait ainsi ? Les Frères du Faucon n’avaient-ils pas la réputation d’être aussi légers en amour que leurs compagnons ailés ?

Mais fallait-il que Flammechant séduise quelqu’un juste sous ses yeux ? Et pourquoi Ventnoir ?

Ce sont des Tayledras, des Adeptes, et Ventnoir est beau, intelligent et mûr. Moi, je suis un monstre à moitié shin’a’in avec plus de problèmes que vingt personnes normales. Un lâche stupide qui ne comprend pas la moitié de ce que Flammechant lui explique.

— … maintenant que tu as recouvré ta chevelure argentée, comme celle d’un Adepte doit l’être, et que tu as une garde-robe décente, tu fais honneur aux k’Sheyna, dit Flammechant.

An’desha enfila sa tunique et ses hauts-de-chausses, un petit exploit quand on avait la peau mouillée.

— Je me demande comment Elspeth a pu être attirée par toi, avec tes cheveux teints de la couleur de la boue et pleins de morceaux d’écorce. Tu ressemblais à un ermite fou, et certainement pas à un Frère du Faucon qui se respecte !

— Oh ? (Ventnoir fronça les sourcils et, avec un sourire malicieux, éclaboussa Flammechant.) Vraiment ? Et qui a dit à Elspeth qu’il voulait tresser des plumes dans mes cheveux ? Je pensais que tu aimais mon apparence rustique, que tu la considérais comme un défi.

— Foutaises ! répondit Flammechant en lui renvoyant les gouttelettes d’une « pichenette » magique. Si je lui ai dit ça, c’était que j’espérais te faire comprendre qu’il fallait soigner un peu ton apparence.

Ventnoir fit la moue.

— Dire que je croyais que tu avais envie de moi.

— Eh bien, maintenant que tu as l’air d’un être humain civilisé, et plus d’un buisson sauvage…

Flammechant battit de ses longs cils argentés à l’attention de l’Adepte k’sheyna, qui fit de même, avec un petit sourire satisfait.

An’desha les regarda, anéanti, embarrassé et humilié. Oh, il savait que les Frères du Faucon accordaient très librement leurs faveurs, mais…

Mais comment pouvaient-ils se comporter ainsi ? Sous ses yeux ? Ils voulaient le torturer ! Qu’avait-il donc fait pour qu’ils le traitent comme ça ?

An’desha sentit sa peau devenir glacée, puis brûlante. Sa gorge se serra, comme son estomac. Alors qu’il luttait pour se contrôler, son étonnement fit place à quelque chose de plus sinistre.

Il rougit de nouveau. De « comment peuvent-ils ? », sa pensée passa à :

Comment osent-ils ?

An’desha ferma les poings ; son estomac se contracta. Il serra les mâchoires si fort qu’il craignit que ses dents ne se cassent.

Il ravala une exclamation de peine et de rage.

Flammechant continuait de flirter avec Ventnoir, sans se rendre compte de rien.

Son cœur battait si fort qu’il se sentait trembler en rythme avec le rugissement de son sang, à ses oreilles.

Flammechant se pencha vers Ventnoir pour lui chuchoter quelque chose. Le jeune k’Sheyna rit aux éclats, dévoilant deux rangées de dents blanches et parfaites. Le k’Treva lui posa une main élégante sur l’épaule.

La rage d’An’desha flamba, alimentée par la jalousie, donnant naissance à une seule pensée :

Je vais… je vais l’éviscérer !

Qui, il n’aurait su le dire ! Il luttait contre sa colère impuissante et ses sentiments, qui menaçaient de le pétrifier sur place.

Au fond de lui, une entité noire bondit, tel un serpent. Elle envahit ses veines et vibra le long de ses nerfs.

Un instant, il ne trouva pas de cible à sa rage, tellement il était déchiré entre Ventnoir et Flammechant. Puis le k’Sheyna fit mine d’arracher une plume à son oiseau lige pour l’offrir au k’Treva, et An’desha tourna sa colère contre l’intrus. Comment ose-t-il ?

A l’instant où il trouva sa cible, sa colère ne fut plus du tout impuissante.

La noirceur l’envahit et lui brûla le bout des doigts, désirant être libérée. Il sentit le pouvoir enfler en lui, monter dans sa gorge, avec le goût familier des attaques rageuses de Mornelithe Fléaufaucon. Un pouvoir conçu pour arracher les tripes du corps de Ventnoir et les lui jeter à la figure…

… l’éviscérer…

… l’évisc…

L’horreur le pétrifia juste avant qu’il ne lance son attaque.

Que suis-je en train défaire ?

An’desha s’arrêta, épouvanté, avant que le pouvoir lui échappe. Il le ramena en lui, l’écrasa puis le dispersa, tremblant comme une feuille. Mais pas de rage. De terreur.

J’ai failli le tuer.

… Dieux…

Sa rage se retourna contre elle-même pour s’auto-dévorer. Avec un sanglot étranglé, il tourna les talons et s’enfuit.

J’aurais pu le tuer. J’aurais pu. J’ai failli le tuer.

La panique fournit à ses jambes la force qui faisait défaut à son corps. Il devait s’éloigner, avant que quelque chose de terrible se produise. Qu’était-il donc ? Qu’était-il devenu ?

Pire encore… qu’était-il toujours ?

Un monstre. Je suis un monstre. Je suis la Bête…

Fléaufaucon était vivant, au fond de lui. Il attendait de se libérer, ou pire, de le transformer en l’horreur sadique et pervertie qu’il avait été.

An’desha entendit quelqu’un arriver en courant derrière lui et se retourna pour renvoyer l’intrus d’où il venait. Il fallait qu’il l’éloigné de lui… avant qu’il ait eu l’occasion de le contaminer avec l’ombre de Mornelithe Fléaufaucon. Il n’était pas capable de penser plus clairement que ça. La certitude, c’était qu’il valait mieux que personne ne l’approche.

Mais il n’eut pas le loisir de parler. Elspeth était sur ses talons. Trompé par le bruit léger de ses pieds nus, il ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si près de lui. Montant les trois dernières marches, elle le rejoignit en haut de l’escalier. Elle le prit dans ses bras, impulsivement, oubliant qu’elle était trempée et qu’elle ne portait qu’une tunique courte.

Cette étreinte bouleversa An’desha. Oh, dieux…

Il se laissa aller, incapable de penser, et commença à pleurer. Elle le tint serré contre elle et lui caressa les cheveux, comme elle l’aurait fait avec un enfant victime d’un cauchemar. Soudain, il se ficha éperdument que la tunique de la jeune femme soit mouillée. Des larmes de peine et de panique débordaient de ses yeux et trempaient l’épaule contre laquelle il enfouissait son visage. Sa gorge était douloureuse tant il faisait d’efforts pour réprimer ses sanglots hystériques. An’desha s’accrocha à Elspeth, son unique refuge, et elle lui apporta son soutien.

— Tout va bien, An’desha, murmura-t-elle. Mon cher cœur, ce n’était pas du tout ce que tu crois ! Ventnoir et moi sommes ensemble, Flammechant le sait, et Ventnoir sait ce que Flammechant éprouve pour toi ! Ils se taquinaient, c’est tout, et ils n’auraient jamais fait ça s’ils avaient su à quel point ils te blessaient. Nous pensions que tu étais fatigué, et que tu voulais être tranquille, et Flammechant a été impossible toute la journée.

— Mais toi…, réussit-il à articuler, à travers ses larmes. Tu…

— J’étais la seule assez près pour voir ton visage, ke’chara. Ce n’était qu’un jeu. Maintenant, ils taquinent Kero. Tu étais si silencieux que nous avons pensé que tu te joindrais à la conversation plus tard, quand tu serais prêt. Personne d’autre ne t’a vu t’enfuir. Tu ne dois pas laisser ce genre de chose t’atteindre !

Elspeth le serra très fort un instant, et il sentit la flamme de son inquiétude le réchauffer. Il voulait que ça l’aide, il avait tellement besoin de réconfort.

Mais le cœur glacé de sa peur ne fondit pas.

Elle pensait qu’il s’était comporté comme un amant trompé – le personnage romantique d’une ballade. Elle n’avait pas la moindre idée de la véritable raison de sa fuite. Il fallait qu’il lui dise. Elle avait le droit de savoir. La prochaine fois, ce serait peut-être sa vie qu’il mettrait en danger, si Fléaufaucon avait son mot à dire.

— Ce n’est pas… (Il refoula les larmes qui menaçaient de le rendre incohérent.) Elspeth. Ce n’était pas ça… ne l’as-tu pas senti ? J’étais en colère, et le pouvoir m’a… m’a submergé. J’ai failli frapper Ventnoir ! J’ai failli le tuer !

Il s’écarta, effrayé à l’idée de la contaminer.

— C’est Fléaufaucon ! Il est toujours… là. Il me contrôle et je… je…

An’desha tremblait, terrifié. Comment aurait-il pu faire ça ? Ce devait être un coup de la Bête !

Contrairement à ce qu’il attendait, Elspeth ne tourna pas les talons. Elle le prit de nouveau dans ses bras et le serra très fort.

— Y a-t-il un endroit où nous pourrions parler tranquillement ? demanda-t-elle, alors qu’il recommençait à pleurer.

Il indiqua la droite et elle l’aida à marcher jusqu’à sa chambre. Là, elle l’aida à s’asseoir sur un coussin et s’installa près de lui, sans le lâcher, jusqu’à ce qu’il se calme.

— Reprenons depuis le début, dit-elle, alors que le crépuscule s’installait, inondant la pièce d’une lumière bleutée. Tu étais fatigué, et un peu bouleversé, et nous sommes venus détruire la paix à laquelle tu aspirais. C’est ça qui t’a fait sortir de tes gonds, pas vrai ?

Il acquiesça, ne l’écoutant que d’une oreille. Tout ça n’avait vraiment plus d’importance.

— Et alors que tu étais déjà mécontent et en colère contre nous, tu as cru que Flammechant essayait de séduire Ventnoir. Mais tout ce que tu as vu, c’était Flammechant en train de taquiner un ami capable de plaisanter avec lui, sans arrière-pensée.

« Une Shin’a’in m’a dit un jour que les taquineries des Frères du Faucon impliquent généralement des sous-entendus et un flirt. Elle a ajouté que je ferais bien de m’y habituer, puisqu’il serait aussi stupide de me fâcher à propos d’un comportement qui fait partie de leur éducation que de reprocher aux oiseaux de voler. Alors… je m’y suis accoutumée, et à ce jeu-là, je me défends très bien.

— Alors, je dois l’accepter ? demanda An’desha, non sans une certaine colère.

Il la sentit hausser les épaules.

— Si tu ne le fais pas, tu risques de souffrir…

An’desha, j’ignore si tu as jamais aimé quelqu’un, mais tu dois savoir une chose : tu ne peux pas changer la personne que tu aimes. Pour qu’un couple fonctionne, il faut être prêt à faire des compromis.

Il secoua la tête, un peu sonné et furieux à l’idée qu’elle croie que ses problèmes se résumaient à ça. Une fois de plus, elle devina ses pensées sans qu’il ait besoin de rien dire.

— Euh… ce n’est pas ça ?

Il acquiesça, puis secoua la tête, impuissant.

— C’est davantage que ça, alors ? Il hocha la tête.

Elspeth ne dit rien pendant un moment. Sourcils froncés, elle réfléchissait.

— Très bien. Je veux que tu m’écoutes, à présent, et que tu me croies. Ventnoir et moi sommes amants, partenaires et amis. Rien ne pourrait s’immiscer entre nous, et Flammechant le sait. Il sait aussi que je ne suis pas tayledras, et que je serais terriblement blessée si ce que tu as vu et entendu était autre chose que des plaisanteries entre amis. Et Ventnoir aussi. C’est un des compromis que nous avons fait. (Elle rit.) Qui plus est, il sait qu’il y aurait des risques qu’il soit blessé, lui aussi – physiquement, je veux dire. J’ai quelques défauts, An’desha, et le premier, c’est mon mauvais caractère. Je refuse de partager Ventnoir, et je ne me laisserai pas humilier, surtout pas en public. Et si je pensais que ça risquait d’arriver, bien quelqu’un aurait besoin d’être pansé, ou d’un guérisseur.

— Oh.

Ce fut tout ce que le jeune homme réussit à dire.

— Alors… si je n’ai pas de raison d’être jalouse – et crois-moi, je suis la fille la plus jalouse de Valdemar – tu n’as pas à l’être.

Pas très sûr de lui, il se frotta les yeux avec le dos de la main. Un proverbe shin’a’in, peu flatteur, lui vint à l’esprit.

— Ne dit-on pas que…

— Femme trompée est toujours la dernière à savoir ? acheva-t-elle pour lui. Oui mais « on » n’a pas pensé aux oiseaux liges et aux Compagnons. Vree n’apprécie guère Aya, mais il nous aime beaucoup, Gwena et moi. Si Ventnoir m’était infidèle avec Flammechant, il deviendrait aussi bavard qu’un jais et se confierait à Gwena ou à moi, voire aux deux.

An’desha s’essuya de nouveau les yeux. Cela semblait logique.

— Mais…

— Mais ce serait n’accorder ni sentiment, ni décence, ni honneur à Flammechant. Et présumer qu’il est aussi superficiel qu’il voudrait le laisser croire. Ce qui serait injuste envers lui, et tu le sais. Et moi aussi. (Elle lui prit le menton et lui releva la tête pour le regarder dans les yeux.)

« Ke’chara, c’est un Adepte Guérisseur. Ne sais-tu pas ce que ça signifie ? Tu devrais être le mieux à même de le comprendre. Il ne le montre pas, mais il est sans doute l’homme le plus concerné que je connaisse par le bien-être d’autrui. Il t’aime et je crois que l’intensité de ses sentiments pour toi le surprend lui-même. Il s’est beaucoup investi pour te guérir, et il serait prêt à dépenser jusqu’à sa dernière étincelle d’énergie pour toi. Il est aussi digne et honorable qu’un Héraut, et c’est le plus grand compliment que je puisse faire.

An’desha déglutit lentement, pour ravaler la boule qui s’était formée dans sa gorge.

— Je…

— Il a des défauts, des tas, même, mais ne pas s’inquiéter pour toi n’en fait pas partie. Lui et moi sommes très semblables quand il s’agit d’histoire de cœur. Peut-être parce que nous avons un ancêtre commun, je ne sais pas… (Elspeth prit un air sévère qui lui rappela Besoin.) Il a la capacité d’aimer, et il ne risquerait pas son amour pour une chose sans importance.

« Ce n’était qu’un jeu. Il ne mettrait jamais en péril ce qu’il partage avec toi.

An’desha devait la croire. Elle savait. Elle connaissait bien les gens, et en particulier Flammechant et Ventnoir. Il cligna des yeux – ils étaient brûlants et douloureux – et hocha la tête. Puis ses peurs revinrent à la charge, plus vives qu’avant, quand il pensa à ce qu’il aurait pu faire, sans la moindre raison. D’une certaine manière, c’était encore pire.

— Mais Fié…, commença-t-il.

Elspeth le fit taire d’un regard et lui posa un doigt sur les lèvres.

— Fléaufaucon n’a rien à voir avec la manière dont tu as réagi. Ta promptitude à te sentir blessé, oui. Fléaufaucon est mort, et bon débarras !

— Non ! Cette fois, c’est toi qui ne comprends pas ! Il n’est pas mort, il est toujours là, à l’intérieur de moi, et il guide mes pensées et mes actes…

— Dieu, non ! Bon sang, je doute que Fléaufaucon ait jamais tenu assez à quelqu’un pour éprouver de la jalousie ! Pour être jaloux, il faut aimer quelqu’un – en dehors de soi-même !

Cette remarque le prit de court. An’desha n’avait jamais pensé à ça. Il dut acquiescer, bien qu’avec circonspection. Fléaufaucon n’avait jamais aimé personne – il adorait posséder les gens, c’était tout.

Elspeth sourit tristement.

— Quant à ta réaction, aussi violente et irrationnelle qu’elle ait pu être… eh bien, des tas de gens ordinaires ont des crises de jalousie. Ça arrive tout le temps. (Son sourire se transforma en grimace.) Les Hérauts le voient tous les jours.

— Je ne suis pas ordinaire…

— Non… Les gens ordinaires n’ont pas le pouvoir de démembrer ou d’éviscérer une personne d’une simple pensée. Mais ils trouvent un autre moyen de le faire, s’ils sont assez en colère. Ça leur demande juste un peu plus d’effort. Et comme je viens de le dire, les Hérauts voient quotidiennement le résultat des crises de jalousie. Les dieux savent que dans cette cité, on trouve de nombreux exemples de violence humaine, ces choses que les hommes sont capables de s’infliger sous le coup de la jalousie ou de la colère. La seule différence entre eux et toi, c’est qu’ils sont obligés d’avoir recours à des moyens ordinaires pour agir. (Elle toussa et se frotta l’aile du nez.) C’est horrible et tragique, mais c’est comme ça.

— Mais ce que je veux dire, c’est…

— Ce qui te rend différent de ces gens ordinaires et stupides, c’est que tu as maîtrisé tes instincts. Tu t’es contrôlé. Puis tu as été horrifié à l’idée que tu aurais pu blesser Ventnoir, alors qu’il venait de te faire du mal.

— J’aurais pu ne pas me contrôler !

— Mais tu l’as fait ! Tu l’as fait, même si tu ignorais que c’était un jeu et que ça ne voulait rien dire. Tu t’es maîtrisé alors que tu pensais avoir toutes les raisons de te venger.

« Désormais, tu as vu à quoi ressemble un échange de plaisanteries entre deux excellents amis, et tu ne referas plus la même erreur. Tu sais à quel point tu comptes pour nous, n’est-ce pas, et que nous ne ferions jamais rien qui puisse te blesser ? A l’avenir, j’espère que tu te renseigneras avant de tirer des conclusions.

— Je…

Il s’arrêta, parce qu’il ne savait pas quoi dire. Elspeth avait réponse à tout. Et peut-être avait-elle raison. Il n’avait aucun moyen de le savoir…

Elle attendit patiemment qu’il termine sa phrase, puis haussa les épaules.

— Je crois qu’il faut faire quelque chose pour sauver les apparences. Je suis sûre que tu ne tiens pas à ce que les autres soient au courant… Si j’étais à ta place, je sais que je ne le voudrais pas.

An’desha était entièrement d’accord. Il se sentait tellement stupide ! Mais il refusait que tout le monde le sache.

— Bien, il faut trouver une raison à notre absence. (Elle se mordilla un ongle, perdue dans ses pensées.) De la nourriture, peut-être ? Ou un truc à boire ? Avez-vous quelque chose ici ?

— Oui, répondit-il. Et tous nos invités doivent avoir soif.

— Bon, allons préparer un plateau.

Elspeth se leva et lui tendit la main. Il la prit et elle l’aida à se relever. Elle était beaucoup plus forte qu’elle n’en avait l’air.

Sa tunique avait séché et ses cheveux aussi. Ils bouclaient et formaient un nuage noir autour de son visage. Il se demanda comment elle pouvait être à la fois si réelle et irréelle.

— Montre-moi le chemin, ke’chara. Je suis une piètre cuisinière, mais je peux porter un plateau.

Elle lui fit un clin d’œil, et An’desha se surprit à lui sourire. Il l’emmena dans la petite cuisine où il lui arrivait de préparer leurs repas.

Ils rassemblèrent assez de nourriture et de boissons pour justifier une longue absence. Elspeth fit disparaître les traces de ses larmes avec un linge humide. Puis elle réussit à le persuader de se joindre aux autres, promettant qu’ils ne l’excluraient plus.

Malgré cela, quand il redescendit, le poids invisible qui pesait sur lui était un peu plus lourd qu’avant. Elspeth avait probablement raison au sujet de Flammechant et de Ventnoir, mais pour lui…

Car malgré les paroles rassurantes de la jeune femme, Fléaufaucon avait laissé des traces en lui, sous la forme de connaissances et de souvenirs. Même s’il savait contrôler ses émotions, il ne pourrait jamais plus avoir totalement confiance en lui après avoir servi d’hôte à un dément pendant des décennies. Non, sur l’avenir, il ne partageait pas l’optimisme d’Elspeth. Il n’avait plus une once d’espoir… et encore moins l’assurance qu’il serait capable de maîtriser sa rage la prochaine fois.

Il existait bien des moyens de devenir fou.

L'annonce des tempètes
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_000.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_001.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_002.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_003.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_004.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_005.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_006.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_007.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_008.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_009.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_010.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_011.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_012.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_013.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_014.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_015.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_016.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_017.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_018.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_019.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_020.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_021.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_022.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_023.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_024.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_025.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_026.htm
L'annonce des tempetes - La trilogie des tempete 1 - Mercedes Lackey_split_027.htm